Un
de leurs disques s’intitulait modestement : "Comment les Supersuckers sont
devenus le plus grand groupe de rock’n’roll du monde". La pochette donnait
la réponse, mais bien sûr le diable leur a joué un
tour. On ne trouve pas leurs oeuvres au supermarché du coin et ils
ne seront jamais millionnaires. Fuck ! Ils ont pourtant réconcilié
le punk, le hard, le high energy rock’n’roll, la pop et la country... Ils
ont réhabilité la main cornue et le stetson... Ils ont engendré
quelques uns des meilleurs albums de ces dernières années,
et créé leur propre label, Mid-Fi Records, dont le logo est
un magnifique doigt d’honneur numérique. Humour et attitude ! Qui
sont ces cow-boys sataniques qui depuis quinze ans foulent de leurs grosses
bottes les poncifs du rock ? Sont-ils le meilleur groupe du monde ? Ont-ils
vraiment vendu leur âme au diable ? Eddie Spaghetti est-il chauve
? Petite virée du côté de Middlefingerton, USA, leur
home imaginaire où drogues et alcool coulent à flots dans
la fumée des flingues...
"Ce groupe est littéralement un cartoon vivant" prévient
Eddy Spaghetti, le boss/bassiste/chanteur des Supersuckers. Et ça
commence comme les aventures de Bip Bip et du Coyote, dans le désert
au milieu des cactus et sous le soleil aride de Tucson, Arizona. Cité
étudiante de plus de quatre cent mille âmes, bled d’Al Perry
& The Cattle (et de Linda Rondstat !), c’est au milieu des an-nées
80 le repère de la scène desert rock (Green On Red, Giant
Sand, Black Sun Ensemble, Sidewinders, Naked Prey...) qui cultivera des
liens étroits avec la scène Paisley de Los Angeles.
Edward Carlyle Daly III alias Eddy Spaghetti, Ron "Rontrose"
Heathman, Dan "Thunder" Bolton, Dan "Dancing Eagle" Siegel et Eric Martin
sont des garnements qui fréquentent le même lycée (immortalisé
plus tard dans leur chanson "Santa Rita High"). Ils jouent tous dans différents
groupes, dont Thaï Pink qui se taille une petite réputation
en ville. Après le lycée, fin 88, ils forment la première
mouture des Suckers sous le nom de The Black Supersuckers, un patronyme
dégotté dans une revue porno. Ils carburent alors à
Motorhead, Van Halen, AC/DC et les Ramones et se voient comme un groupe
de hard rock. Rayon grosses guitares, ils laminent rapidement la concurrence
locale et veulent changer d’air. Plus tard, ils lâcheront dans "Going
Back To Tucson" quelques paroles cruelles sur ceux qui sont restés
coincés là-bas, le cul sur leurs chaises. Ils tirent alors
à pile ou face : Seattle ou La Nouvelle Orléans. "On voulait
juste aller quelque part où on pourrait porter nos vestes en cuir
plus souvent" commente laconiquement Eddy. Ce sera Seattle. Ils filent
vers le nord en mai 89.
A ce moment là, le désormais légendaire label
Sub Pop a déjà sorti quelques galettes de Soundgarden, Mudhoney,
Girl Trouble ou des Thugs, mais aussi Bleach le premier album de Nirvana
(au passage, c’est à peu près à cette époque
qu’on a manqué les voir en première partie des Thugs au Bikini
à Toulouse, leur tournée étant annulée à
la dernière minute). La hype grunge n’a donc pas encore décollé
(Nevermind sortira deux ans plus tard). Mais ses futurs héros, ainsi
que les Young Fresh Fellows ou les Fastbacks, sont déjà là.
Les p’tits gars de l’Arizona pensaient tout casser en arrivant là-bas.
Ils vont devoir faire leurs preuves. On les avait prévenus qu’il
y avait trois fois plus de clubs rock’n’roll qu’à Tucson - à
savoir trois au lieu d’un seul - ils commencent donc à les écumer.
Suite à une classique divergence musicale (du moins officiellement),
Eric Martin se tire. Le gang se rebaptise Supersuckers, et le bassiste
Eddie prend les vocaux provisoirement puisqu’il est le seul à connaître
toutes les paroles. Ils enregistrent alors en quatuor quelques démos
dans un studio de Seattle et font circuler une cinquantaine de cassettes.
Certains titres apparaissent sur leurs premiers singles (sur Lucky Rds
en 90, Sub Pop et Sympathy en 91, Empty en 92). On les retrouve accompagnés
de trois inédits sur l’album The Songs All Sound The Same (sur Empty
en 92, réédité par Mid-Fi en 2001).
Le tempo est plutôt speedé et le son à l’emporte
pièce ("Chaque fois que je réécoute ces morceaux,
ça me fait grincer des dents" résume Spaghetti), mais on
sent les prémisses de la Supersuckers’ touch : un savant mix de
riffs hard-rock velus et de mélodies imparables ("4 Stroke", "Girl
I Know"), des relents country encore punkifiés ("Saddletramp")
et une ironie réjouissante (relecture musclée du "Burnin’
Up" de Madonna, un tube !). Des perles à redécouvrir, cotoyant
des reprises hirsutes des Dead Boys ("What Love Is"), Motorhead ("Sex &
Outrage") et Nazareth ("Razzmanazz"), ou les mammouthesques "Junk" et "Poor"
(on vous recommande l’hilarant Mexi-Mix paru un peu plus tard en face B
d’un single). La réédition comporte quelques titres additionnels,
les virulents "Luck" et "I Say Fuck" que l’on retrouvera sur leur premier
album, et une reprise des Flamin’ Groovies ("Second Cousin"), plus une
vidéo de "Luck" enregistrée au Whisky à Los Angeles.
Eux qui pensaient faire du Motorhead sont catalogués punks à
leur grande surprise. Leurs démos ayant été bien accueillies,
Eddie reste finalement aux vocaux, une décision qu’il prétend
encore regretter parfois. Pourtant sa voix éraillée et gouailleuse
de cowboy à qui on ne la fait pas devient l’un des gros atouts du
gang.
Après avoir incendié la ville et ses environs, ils
se font repérer par Sub Pop. Un EP cinq titres sort en 1992 suivi
du premier véritable album : The Smoke Of Hell. La magnifique couverture
signée Daniel Clowes inaugure leurs fiançailles avec une
imagerie satanico-ironique, héritage parodié de leurs années
métal, une des sources d’inspiration majeure d’une série
de pochettes et d’affiches infernales qui leur valent d’apparaître
plusieurs fois dans la bible The Art Of Modern Rock. Eddie n’a-t-il pas
proclamé : "Je jouerai du R’n’R jusqu’à ce que Satan
m’appelle et m’embauche pour écrire l’hymne national de l’Enfer".
Sans doute une forme d’hommage touchant à sa maman,
qui après lui avoir fait découvrir Blondie, Devo ou The Knack
("‘My Sharona’ est la chanson qui m’a donné envie d’être un
rocker"), a suivi son kid dans le métal, devenant même une
fondue d’Ozzy Osbourne (mais sans aller comme son fiston jusqu’à
se faire tatouer OZZY sur les phalanges !). Quand il était môme,
elle lui avait confectionné un tee-shirt marqué 666, le nombre
de la bête, qu’elle lui enfilait pour qu’il aille ouvrir aux témoins
de Jehovah. Il se souvient : "Je ne savais pas vraiment ce que ça
signifiait, j’étais jeune, mais quand j’ai vu la tronche des témoins
de Jehovah, j’ai compris que c’était cool ! Alors le lendemain,
je l’ai mis pour aller à l’école et je me suis fait virer.
Ma mère trouvait que c’était ultra-cool. C’est le genre de
maison dans laquelle j’ai grandi." Encore aujourd’hui, il fantasme sur
les panneaux de circulation de la route 666, dans l’Arizona, devenus cultes
depuis qu’elle a été rebaptisée sous la pression des
intégristes ! Idem pour les bornes kilométriques 666 qui
n’existent qu’au Texas "parce que la Californie n’a pas de bornes kilométriques
et que tous les autres états sont trop petits." D’ailleurs il apparaît
sur la pochette de leur premier EP pour Sub Pop avec le nombre maudit tatoué
sur le front... Et le crâne aussi lisse qu’une boule de billard.
On ne le verra quasiment plus que coiffé d’une casquette, puis de
son immuable stetson. Mais comme il le dit lui-même : "Allez les
mecs, c’est juste des putains de chiffres !"
Produits par Jack Endino future légende de Seattle et
accoucheur de la scène grunge, la plupart des quatorze titres de
ce premier opus envoient le bois façon hard punk speedé et
agressif. "Coattail Rider", "Caliente" ou "Ron’s Got The Cocaine" cavalent
à bride abattue. Ces blancs becs savent aussi tricoter des morceaux
surprenants et intenses comme "Mighty Joe Young", hommage à l’avatar
de King Kong tourné par Ernest Shoedsak en 1949. Quant à
"Hell City, Hell", c’est une première escapade country blues acoustique.
Le titre sort en single en version punk électrifiée, accompagné
d’une cover funky virant fumante du "Dead Homiez" d’Ice Cube ! Pendant
ce temps la vague grunge prend forme et les Supersuckers sont les témoins
privilégiés de l’ascension de Nirvana qu’ils ont côtoyé
dans les clubs de la ville et dont ils sont fans.
L’année suivante, ils reviennent dans les Word Of Mouth
Studios de Seattle, et avec l’aide quelques potes (dont Mark Arm, le chanteur
de Mudhoney, crédité sous le nom de Marco Armani), ils enregistrent
huit morceaux assez déroutants, deux originaux et six reprises :
"View From Here" des Gories, "Drug Store" des Dwarves, "Ambition" des Fallouts,
"Gates Of Steel" de Devo, "Born To Cry" de Dion (récemment revisité
par les Hives) et "Breaking The Law" de Judas Priest (!)... le tout façon
country débridée ! C’est le 25 cm Good Livin’ Platter paru
sur Sympathy sous le nom de The Junkyard Dogs. A l’époque on ne
fait pas le rapprochement, même si rétrospectivement on reconnaît
au verso le père Eddie (alias Eduardo Caliente ou Eddie Supersucker,
devenu sur ce coup Eddie Cheddar) dans sa pose classique : les deux bras
levés au ciel comme un catcheur réclamant les ovations de
la foule après avoir ratatiné son adversaire. Le disque est
aussi dédié à la mémoire d’Eric Martin, "première
voix des Junkyard Dogs". Pourquoi avoir sorti ces premiers morceaux country
sous ce nom ? Ron Heathman explique : "Parce que c’était notre nom
à ce moment là ! Les Junkyard Dogs précèdent
les Supersuckers et c’est en fait une organisation différente de
la version country des Supersuckers. Par exemple avec les Junkyard Dogs
on avait l’habitude de jouer au coin de la rue pour gagner de quoi se payer
une bière et un hot-dog. C’était la facette acoustique d’un
conglomérat de musiciens de Tucson."
Le disque ressemble à une blague de potache, un peu dans
la tradition des covers hillbilly de classiques hard rock, comme récemment
les réjouissants Hayseed Dixie faisant un sort à AC/DC et
Kiss. "Je les trouve cool. Une fois de plus on était des pionniers
dans ce registre mais de loin le meilleur tribut Hillbilly est la version
de "Gin & Juice" (de Snoop Dogg - nda) par les Gords... Ils ont gagné
!" précise Ron. Les Junkyard Dogs sont en tout cas une première
incarnation de l’alter ego country des Supersuckers. Sympathy publiera
aussi un picture-disc trois titres (un des originaux, "Good Livin’", plus
une version instrumentale de "Breaking The Law" et une cover de "Lightning
Bar Blues"), puis le morceau "Brand New Bike" sur la compil’ de Noël
Happy Birthday Baby Jesus, et l’on n’entendra plus parler des Junkyard
Dogs.
Quelques mois plus tard, fin 93, ils campent une semaine dans
les Egg Studios de Conrad Uno, producteur attitré des Young Fresh
Fellows, pour y pondre leur deuxième album, La Mano Cornuda, que
sort Sub Pop l’année suivante. Une pochette qui immortalise cette
fois leur image cowboy, un son énorme, des guitares flamboyantes,
de plus nettes influences pop, des mélodies qui accrochent et quelques
tubes majeurs : "Creepy Jackalope Eye", "How To Maximise Your Kill Count"
(tous deux toujours en bonne place sur leur set list), "She’s My Bitch"
ou "On The Couch". Les Supersuckers ont trouvé leur son, et leur
ironie "tongue in cheeks" fait mouche.
En 94 paraissent aussi All The Songs Sound The Same II (alias
Put This On The Barbie, Fucker) - best of des deux premiers albums accompagné
de quelques faces B, destiné à promouvoir une tournée
australienne - et quelques singles marquants dont un split avec le Reverend
Horton Heat et le EP Live at Budokan enregistré au Japon (sous une
pochette parodiant le live de Cheap Trick du même nom), six décharges
speed et teigneuses à l’image de leurs shows de l’époque.
Les Suckers tournent à mort avec leurs compères de label
Mudhoney ou le Reverend Horton Heat. Le bolide Supersuckers speede sur
les rails du succès quand Ron, le guitar hero aux solos fulgurants,
quitte abruptement le groupe "pour combattre des démons personnels"
dixit Eddie. Un coup dur dont ils essaient de se remettre en embauchant
sur le champ Rick Sims, ancien Didjits et futur Gaza Strippers.
Sans perdre de temps ils foncent vers Austin pour y enregistrer
The Sacrilicious Sounds Of The Supersuckers avec Paul Leary des Butthole
Surfers aux manettes. Un album qui lui aussi contient quelques futurs classiques
: "Bad, Bad, Bad" (repris récemment par les frenchy Stoneage Rome-os),
"Born With A Tail" (qui conclut encore aujourd’hui leurs concerts), ou
les swingant "Doublewide" et "My Victim" (avec son final épique
à la "Try A Little Tenderness"). Le son est plus travaillé,
l’inspiration mixe toujours le hard rock (il y a même une ode au
chanteur des Sab Four simplement titrée "Ozzy"), le punk speedé
et des mélodies finement troussées ("Hittin’ The Gravel").
Rick Sims co-signe quatre titres et "Bad Dog" ou "Run Like A Motherfucker"
(où Rick prend les vocaux) sonnent carrément comme du pré-Gaza
Strippers. L’album contient aussi une chanson aux textes poignants, dédiée
à la mère d’Eric Martin, "Marie", où Eddie exorcise
son sentiment de culpabilité face au destin de son ami, devenu junkie
et mort prématurément.
Ce troisième album sort en 95 toujours sur Sub Pop sous
une pochette somptueuse où l’on reconnaît Eddie himself en
diable lubrique sur le dos duquel se prélasse un ange blond. Au
verso ils recoiffent les stetsons. Un album un poil atypique qui se transforme
en parenthèse dans leur discographie lorsque le retour de Ron Heathman
se confirme. Il revient en pleine bourre (renouant avec l’improbable pseudo
Renaldo Allegré !), prêt à défourailler à
tout va, la wah wah chauffée à blanc. Mais c’est le moment
qu’ils choisissent pour enregistrer leur premier album country sous le
nom des Supersuckers.
Dans ses multiples interviews, Eddie Spaghetti reste souvent évasif
quant aux raisons qui les ont poussés à jouer de la country.
Apparemment, ils étaient dans leur jeunesse plutôt anti-country
: c’était la musique des rednecks du coin qui crachaient sur leur
bagnole parce qu’ils avaient les cheveux longs. Par un curieux retournement
de situation, ils vont devenir le groupe punk qui s’enfoncera le plus loin
dans les territoires country. Et pas vers le cow-punk virulent, ou la country
subversive et déjantée à la Mojo Nixon, ni même
le Honky Tonk enjoué comme à l’époque des Junkyard
Dogs. Maintenant, ils trippent sur l’authentique Country & Western
qui lorgne sur Marty Robbins, Willie Nelson et la scène de Bakersfield
(Merle Haggard ou Buck Owens). Honnête. Pur. Simple. "J’ai toujours
été attiré par une musique vraiment simple et honnête
comme le punk rock. Et j’ai commencé à apprendre quelques
chansons country, et j’ai vu combien elles étaient similaires. Les
thèmes aussi étaient les mêmes... ‘Oh pauvre de moi’
en fait."
Pendant leur expédition au Texas pour l’enregistrement
de Sacrilicious, ils avaient rencontré le vieux pirate Willie Nelson.
A cette époque ils ouvraient leurs shows avec un classique du héros
texan, "Whiskey River" (deux versions live apparaissent sur un single offert
avec un numéro de Fear And Loathing et sur le 45 tours Live At Emo’s).
Miss Bobbie Nelson, la frangine de Willie, avait été invitée
aux sessions (on l’entend au piano sur quelques plages). Ils vont par la
suite se faire embaucher comme backing band du grand Willie pour l’émission
télé The Tonight Show, puis participer au Farm Aid, et enregistrer
avec lui une cover de "Bloody Mary Morning" qui paraît sur le tribute
Twisted Willie (Justice Rds, 1996), un projet monté par leur manager
Danny Bland, auquel participent aussi The Reverend Horton Heat, L7, Jello
Biafra ou Gas Huffer.
Pour enregistrer les treize titres de Must Have Been High, ils
bossent leurs morceaux comme jamais ("Parce qu’on ne voulait pas faire
un disque de country qui sonne comme un groupe rock faisant de la country
- on voulait faire un album de country") et s’entourent de quelques invités
de marque (Jesse Dayton, Kelley Deal des Breeders ou Mickey Raphael, l’harmoniciste
de Willie Nelson). Randall Jamail, le boss de Justice Rds et vieux routier
de la country, les cornaque comme producteur. L’album s’ouvre sur les hululements
d’un harmonica lugubre et déroule une série de complaintes
acoustiques, et quelques titres plus enlevés, avec des textes à
l’humour toujours très second degré qui ajoutent aux habituelles
histoires de gueules de bois des considérations sur la "Non-Addictive
Marijuana". L’album séduit sur la longueur avec ses mélodies
imparables ("Roamin’ Round", "Dead In The Water"...) ou la petite vacherie
sur Captain Sensible, "The Captain". Ce dernier leur a dit un jour en substance
: la country c’est de la merde. Damned ! Les Suckers ne lui ont jamais
pardonné.
Les fans réagissent de façon contrastée.
Beaucoup voient leurs horizons musicaux s’élargir, d’autres restent
sceptiques, certains imaginent même que c’est un "fuck you album"
à leur label Sub Pop (genre ceux que faisaient Neil Young pour achever
son contrat avec Geffen). Cependant les Supersuckers commencent à
tourner alternativement avec une set list rock’n’roll, ou en formation
country, un bassiste et un guitariste pedal steel venant en renfort, Eddie
prenant la guitare acoustique. Toujours en 97 ils sortent un EP avec Steve
Earle, icône du country rock qui a démarré dans les
années 80 et qui connaît un succès mainstream honorable
(il vient d’ailleurs récemment de se voir décerner un Grammy
Award). Eddie et Ron montent aussi un projet punk parallèle éphémère,
The Screwmatics (un seul 45t sur Scooch Pooch). Une activité débridée
qui sera suivie d’une pause discographique de près de deux ans.
Ils réapparaissent quand même en 2000 à l’affiche
d’une compilation intitulée Free The West Memphis 3. Déjà
sur la pochette d’Evil Powers on pouvait lire ce slogan. Flashback : En
1993, trois enfants de trois ans sont retrouvés mutilés et
assassinés près de West Memphis dans l’Arkansas. La région
est sous le choc. Très rapidement la police locale affirme avoir
arrêté les coupables, trois adolescents, Damien Echols, Jason
Baldwin et Jesse Miskelley Jr. Ce dernier, handicapé mental, est
interrogé pendant près de douze heures, sans le consentement
de ses parents ni l’aide d’un avocat. Il avoue, puis se rétracte.
Seul un montage de quarante-six minutes de l’interrogatoire sera présenté
aux parents et à la justice. Les trois jeunes sont arrêtés
en juin 1993 et condamnés pour meurtre au début de l’année
suivante. Deux écopent de la prison à vie, et Damien, inexplicablement,
est condamné à mort. Pas de preuves matérielles, pas
d’arme du crime, pas de mobile, pas de connections avec les victimes. L’accusation
se fonde sur leur évidente appartenance à une secte démoniaque,
attestée par leurs tee-shirts heavy metal, leurs bouquins de Stephen
King et des gribouillis sataniques sur leurs cahiers de classe.
L’affaire devient une cause célèbre dans le monde
du rock, et commence à émouvoir le public. Deux films documentaires
sont consacrés aux "West Memphis 3" (Paradise Lost : The Child Murders
At Robin Hood Hills et Paradise Lost : Revelations). Avec leur passé
de kids métalleux, on comprend que les Supersuckers aient été
remués par ce terrifiant exemple de l’obscurantisme des campagnes
américaines. Après avoir vu le premier film, ils gambergent
sur ce qu’ils pourraient faire pour aider les familles des trois teenagers
à financer l’interminable bataille juridique qui pourrait leur sauver
la peau. Ils décident de monter une compilation, contactent des
groupes, rendent visite aux trois prisonniers, rencontrent les familles
et s’assurent de leur accord.
Le fruit de leurs efforts sort en octobre 2000 toujours sur Koch
Rds/Ace & Eights. Le line up est torride : deux titres des Supersuckers
("Heavy Heart", une émouvante ballade du groupe australien You Am
I, et "Poor Girl" avec Eddie Vedder de Pearl Jam aux vocaux), mais aussi
la participation de Joe Strummer, Tom Waits, Steve Earle, Rocket From The
Crypt, L7, Killing Joke, Zeke, Nashville Pussy ou Kelley Deal. Ils vont
par la suite s’engager à fond et multiplier les actions de soutien
: interviews, concerts, et plus original, des mises aux enchères
sur E-Bay de leur vieux van, de leçons de guitare avec Ron Heathman
ou de packs concerts + virées avec le groupe (visite d’Alcatraz
à San Francisco, pillage de casinos à Las Vegas, match des
Mariners contre les Red Sox à Seattle etc...).
La bataille juridique dure encore. Les trois de West Memphis
croupissent toujours en tôle, l’un d’entre eux dans le couloir de
la mort. Mais ils savent qu’ils ne sont pas oubliés. Henry Rollins
a lui aussi monté une compil’ de soutien intitulée Rise Above
(avec Iggy Pop, The Queens Of The Stoneage et des stars du metal reprenant
des morceaux de Black Flag), une fiction à gros budget basée
sur l’affaire se prépare à Hollywood, et leurs familles espèrent
des expertises ADN qui pourraient enfin les innocenter. (pour en savoir
plus : www.wm3.org)
Après une bonne décennie sur les routes, les Supersuckers
se sont acquis une cohorte internationale de fans déterminés.
Un fan club se monte (adresse postale : PO Box 666 - évidemment
! - à Heber City dans l’Utah - qui deviendra aussi le QG du groupe
et de son label) et les Supersuckers inaugurent la série des Fan
Club Singles, uniquement destinés aux adhérents, par un CD
deux titres : "Christmas Time" et l’ultra-groove "Shake It Off", qui réapparaîtra
sur un single du label parisien Pitshark. Les trois CD suivants, un par
an, contiendront plus de morceaux, pour une bonne part uniquement disponibles
sous ce format.
Le site internet des Supersuckers devient une référence
: complet, bien foutu, gavé de morceaux, de tracts ou de documents
à télécharger, agrémenté de concours
divers, de photos de fans et des messages fendards d’Eddie qui narre semaines
après semaines les aventures de la tribu : tournées, parties
de poker (le père de Ron est un ancien joueur professionnel), concerts,
bar-be-cues, tournées, bitures, concerts... Ils ont abandonné
leurs jobs alimentaires des débuts ("On était d’excellents
ingénieurs en hydro-porcelaine" rappelle mystérieusement
Eddie), mais ne survivent qu’en tournant comme des brutes. La vague heavy
punk scandinave a relancé les grou-pes riffus, et les Suckers apparaissent
sur différentes compilations, Respect The Rock Vol 1, How We Rock
sur Burning Heart ou l’hommage à Turbonegro, Alpha Motherfuckers
(sur lequel ils exécutent "Get It On"). Il ne leur reste qu’une
étape à franchir pour devenir totalements indépendants.
Après avoir expérimenté les différents
aspects de la production et de l’édition d’un disque, les quatre
Supersuckers fondent leur propre label avec l’aide de leur complice Chris
Neal, Mid-Fi Rds, basé dans la riante et imaginaire bourgade de
Midfingerton, avec un slogan enjoué ("C’est pas Hi-Fi, c’est pas
Lo-Fi, c’est Mid-Fi et c’est plutôt bon !") et un logo qui précise
le double sens. En 2002, ils vont se faire la main avec une série
de CD singles (dont une cover live de "Cowboy Song" de Thin Lizzy, une
version countryfiée de "Going Back To Tucson" et une modernisée
de leur vieux tube "Girl I Know"), qui seront plus tard suivis de splits
avec Throw Rag et les Hangmen (récemment réédité
en vinyle par Bootleg Booze Rds). Pendant ce temps ils écoutent
quelques concerts country enregistrés par leur ingénieur
du son David Fisher, et décident d’en faire leur premier album sur
Mid-Fi. Must Have Been Live reprend l’essentiel de leur album country,
plus quelques reprises (dont "Drivin’ Nails In My Coffin") et une version
de "Good Livin". Mickey Raphael tient l’harmonica, et cette fois c’est
la fille de Willie Nelson qui est invitée à chanter "Hungover
Together" en duo avec Eddy (un morceau signé Danny Bland à
l’époque où il faisait partie des Best Kissers In The World).
Afin sans doute de ne pas décourager les fans qui n’accrochent
pas à leur alter-ego country, ils sortent aussi cinq nouveaux titres
rock’n’roll sur le split LP Splitsville Vol 1 avec Electric Frankenstein
(The Misc Cartel, Inc). Ces derniers reprennent "She’s My Bitch" tandis
que les Suckers balancent quatre originaux pêchus enregistrés
quasiment live en studio, et revisitent "Teenage Shutdown" des EF dans
une version acoustique quand même assez proche de l’esprit Junkyard
Dogs.
Début 2004, ils inaugurent la formule Big Show, un concert
country enchaîné avec un set rock’n’roll, près de trois
heures de show ininterrompu ! Notre pote Pedro y assiste à New York
et en revient les yeux comme des enjoliveurs et les bras chargés
de CD singles Mid-Fi. Cet été-là ils font aussi une
énorme tournée américaine avec Nashville Pussy et
leurs vieilles idoles Motorhead. En automne, la veille de leur départ
pour une nouvelle tournée européenne, ils se font taxer leur
van, chargé à bloc, garé devant chez Eddie. Ils s’envolent
quand même, le moral dans les chaussettes (le van sera finalement
retrouvé en piteux état, de même qu’une bonne partie
du matos), et débarquent pour la première fois à Toulouse.
La salle du Ramier est tout juste honnêtement remplie ce
soir-là. Les Zoomen et les Kung Fu Escalators jouent les cotons-tiges
et la salle est à point quand les cow-boys déboulent. Ils
balancent d’entrée les tubes du dernier opus. Eddie tente quelques
vannes et constate que pas grand monde ne suit. D’irréductibles
slammers s’échinent à monter sur scène, le roadie
s’agite dans tous les sens, Rontrose paraît un peu emprunté
et bouge moins que d’habitude, Thunder Bolton rejette ses longs cheveux
en arrière, fait voler sa guitare au ras des têtes et s’interpose
dès qu’un slammer s’approche du boss, Eddie tient la baraque et
entame un solo de basse, passe l’instrument à chacun des gratteux,
fait le monstre à quatre bras avec Rontrose, puis présente
son instrument au batteur qui martèle les cordes. Un moment d’anthologie
!
Soudain quelqu’un braille "US go home !". Eddie se fige : "Hey,
on a tous voté Kerry, on a fait ce qu’on a pu". Il avait d’ailleurs
sur le site du groupe lancé un appel vibrant à voter contre
Bush, comparant dans un élan lyrique l’évolution du parti
républicain à celle de Van Halen, du flamboyant David Lee
Roth/Lincoln au pitoyable Sammy Hagar/Reagan, suivi du nullissime Cherone/Bush,
"si mauvais que même le retour de Sammy Hagar a semblé une
bonne idée". Bref, ça casse un peu l’ambiance. Moins détonnant
qu’à Bordeaux l’année précédente, leur show
a quand même de quoi foutre sur le cul n’importe quel fan de Rock’n’Roll.
Mais ils ne font pas l’unanimité : trop hard, trop pop, trop punk,
ou trop second degré selon le cas... Après le concert, on
croise Eddie qui, un peu tendu, promet une interview dans dix minutes et
disparaît dans la nuit. Après avoir poireauté trois
plombes, je discute un peu avec Rontrose. Il s’est cassé un orteil
la veille en bondissant des retours sur une scène en béton.
Voilà pourquoi il grimpait sur les baffles avec tant de précaution.
Il évoque le prochain album sur lequel ils sont en train de bosser
: "On va vraiment prendre notre temps cette fois. On ne le sortira que
lorsqu’il sera vraiment fini. Sur le précédent on aurait
pu ajouter quelques arrangements, le fignoler un peu plus." Perfectionnistes,
les bougres ! En tout cas en studio, parce qu’ils affirment ne plus répéter
depuis au moins dix ans. D’ailleurs ils s’étaient éparpillés
entre San Diego et Austin avant de tous revenir sur Seattle et sa région.
Parmi leurs derniers projets, on compte aussi un split CD single
avec Zeke (le "Gato Negro" des Suckers qu’on vient juste de découvrir
vaut son pesant de riffs en airain et de tricotage sur le manche), un morceau
sur un tribute à Johnny Cash (Dear Johnny) et un nouvel abum solo
d’Eddie (enregistré en cinq jours, avec, promet-il, plus d’originaux).
Celui-ci est par ailleurs en train de compiler une biographie détaillée
qui s’annonce croustillante. Ils ont démarré en mars une
tournée US de plus de deux mois avec le Reverend Horton Heat. Murderburger,
qui ne semble pas être la machine à tourner dont ils ont besoin,
a été remplacé par Dust Watson, ex Agent Orange/Dick
Dale. Et dès leur retour, ils doivent se remettre à marner
sur le successeur de Motherfuckers Be Trippin’ que les fans attendent la
bave aux lèvres. Eddie en fait des tonnes sur l’énorme claque
qui s’annonce et Ron en rajoute une louche : "Il ne va pas être seulement
une continuation de notre précédent opus mais il va je l’espère
englober tous nos aspects, nos efforts, nos talents et notre magnificence.
Avec Mike Musburger à la batterie, Dusty Watson pour les shows (et
peut-être quelques enregistrements aussi), ça va être
notre meilleur effort à ce jour - en d’autres termes ça va
botter le cul ! Il n’y a pas d’adjectifs assez forts pour décrire
combien il va être génial alors je vais en inventer un - ‘scrumtrulescent’
! Notre prochain album va être absolument scrumtrulescent !"
Cet énorme engin pesant un âne mort, mieux vaut savamment
le caler avant de commencer à explorer ses onze chapitres. Les deux
premiers sont consacrés aux sérigraphies (il y a bien une
différence entre "silkscreen" et "screen-printed", mais me demandez
pas...). En vedette Frank Kozik, le boss du label Man’s Ruin, qui à
Austin au début des années 80 a été à
l’origine du renouveau de cette technique, abandonnée par les punks
au profit des tracts photocopiés. Plusieurs pages sont aussi consacrées
à Coop (auteur d’une tripotée de pochettes pour Long Gone
John de Sympathy avant de bosser avec Kozik, et de devenir le spécialiste
des créatures démoniaques et voluptueuses), mais aussi Art
Chantry (l’illustrateur maison du label Estrus), ou Lindsay Kuhn (autre
collaborateur de Kozik).
Les tracts sont justement les héros du chapitre suivant.
Héritiers des messages postaux qui annonçaient dans les quartiers
noirs les concerts R&B des années cinquante, les tracts ont
commencé à se développer à la fin des seventies
avec l’essor de la photocopie, pour devenir le média de promotion
des concerts rock le plus efficace, retapissant les poteaux téléphoniques
dans tout le pays. A Seattle, ils avaient envahi les rues à un tel
point qu’ils dégorgeaient des poubelles et des caniveaux en magma
gluant sous l’effet des diluviennes pluies locales. La ville les a purement
et simplement interdits en 1994 (une mesure finalement déclarée
anticonstitutionnelle neuf ans plus tard). Du plan punk bricolé
noir et blanc aux éditions limitées en couleurs pétantes,
il y en a pour tous les goûts. Mention aux oeuvres de Derek Hess
(qui rappellent les cartoons de Plympton), et aux Electric Frankenstein
qui ont droit à deux pleines pages (monstrueux, le Franken Guevarra
!). Faut dire qu’à leurs débuts en 1990, ils faisaient du
teasing en inondant Manhattan et le Bowery de tracts choc présentant
diverses variations de la créature et n’indiquant que le nom du
groupe et des slogans genre "Electrify Me". Le groupe de Sal Canzioneri
prépare d’ailleurs un bouquin compilant ses propres affiches et
pochettes de disques.
Dans le chapitre "Old School" les accros d’Art Of Rock reconnaîtront
l’héritage des fifties et des sixties psychédéliques.
Un joyeux foutoir où se côtoient le Reverend Horton Heat,
les vieilles stars blues et country, des dragsters et autres hot rods,
le surf, le Grateful Dead, l’Art Nouveau, ou le day-glo aveuglant.
On a déjà les mirettes à l’envers quand
déboule un duel au sommet Coop/Kozik pour déterminer celui
qui dessine les plus affriolantes "devil girls". Torride ! Tout comme la
vingtaine de pages consacrées à l’imagerie diabolique de
certains gangs punks, grunge, métal ou stoner (High On Fire, les
Misfits ou les Melvins à l’honneur, Slayer, Alice Cooper et Ozzy
aussi !).
Immersion dans la déjante avec le chapitre "Insanité
temporaire", un panel ébouriffant de bizarreries en tout genre,
du style comics strip sous acide de Ward Sutton aux créatures mutantes
de Paul Imagine, en passant par les deux pages dédiées aux
Donnas.
Un poil moins passionnants, les deux suivants explorent la puissance
du numérique (une pelletée d’affiches des White Stripes et
d’autres combos de Detroit quand même) et les posters de prestige
de quelques groupes mainstream (notamment ceux édités par
la boîte de Bill Graham). Sans être fan de Pearl Jam ou de
Phish (c’est qui ceux là ?), il y a là aussi de quoi rester
scotché.
La partie titrée "Explosionist Theory" revient sur les
travaux des designers comme Art Chantry (inspiré entre autres par
les collages du mouvement Dada) ou Jeff Kleinsmith, le boss de Sub Pop,
qui ont repoussé les limites de l’affiche/objet informatif jusqu’aux
frontières de l’oeuvre d’art conceptuelle. Un paquet d’affiches
killer souvent illisibles !
Après un petit détour vers des productions internationales
(posters du Vera Club aux Pays-Bas, mais aussi virées en Norvège,
Suisse, Canada, Israël, Italie, Allemagne, Croatie, Mexique, Australie
et Japon en passant par la France et quelques merveilles signées
Meeloo de Bongout, l’auteur des pochettes Yakisakana), The Art Of Modern
Rock se conclut par un feu d’artifice esthétique et stylistique
intitulé "Nouvelles Réalités" qui s’ouvre sur une
reproduction grand format d’une affiche mortelle de la tournée australienne
2003 de Turbonegro.
Bref, pas mal de groupes grunge, un bon contingent métal, quelques stars égarées, des exemples rap ou techno, mais surtout des affiches flamboyantes de Dead Moon, Supersuckers, Queens Of The Stoneage, Dragons, Dirtbombs, Man Or Astro-man ?, Cosmic Psychos, Demonics, El Vez, Cramps, Nashville Pussy, Jon Spencer, Southern Culture On The Skids, etc... Disons un quart de gangs qui hantent nos colonnes et 90% d’oeuvres dignes d’intérêt. Disponible sans doute dans quelques magasins de disques ou librairies et pour 40 € environ sur internet. C’est pas donné, mais outre les risques de tendinite du coude, ce bouquin vous promet des heures de contemplation béate, les yeux aussi écarquillés que ceux d’un catho place St Pierre si d’aventure le nouveau pape apparaissait au balcon une capote à la main.