Dig It! # 43
SOUL-O-GRAPHY
CHAINS & BLACK EXHAUST (Black rock and funk comp)
CHAINS & BLACK EXHAUST
Parmi les myriades de compilations funk constellant
les bacs de votre disquaire favori, en voilà une qui scintille
d’un éclat particulier. Elle y brille surtout par son
absence ! Bien verni celui qui a pu mettre la main dessus (mais si vous
êtes équipés, fouinez sur internet). Il y a cette
aura de mystère qui l’entoure encore mais aussi la
radicalité proprement stupéfiante de certains morceaux.
Et c’est une des rares anthologies dédiées en
grande partie au black rock, le sous-genre underground et maudit du
funk.
Prenez l’énorme pavé sur la soul
du respectable All Music Guide : pas une ligne sur le black rock. Tout
le funk underground est classé sous le terme
générique de deep funk. Pas beaucoup d’infos non
plus sur internet. A croire qu’il n’en reste que le titre
d’un album des Barkays, la profession de foi des
auto-proclamés fondateurs du genre, Black Merda, ou le nom du
groupe qui ouvre Chains & Black Exhaust, une des plus flamboyantes
compil de la galaxie funk.
MEMPHIX
Les origines de l’objet du délit ont
longtemps été floues et des tas d’histoires
circulent encore sur le net, notamment celle qu’on a
racontée dans l’article sur Black Merda du Dig It! #38, ou
celle de la cassette pourrie trouvée dans les poubelles
d’un club de Chicago. Une version cassette aurait effectivement
circulé sous le nom de Memphix. La version CD est apparue en
2002, sous son titre définitif de Chains & Black Exhaust,
deux mille exemplaires, sans aucun listing des morceaux, avec comme
seules indications les rondelles de cinq 45 tours et le nom d’un
label imaginaire, Jones Rds. En couverture une photo du repaire
d’un gang de motards, le Chicago Thunder Birds MC, et au verso le
logo des Black Angels MC, un autre club de motards noirs de
l’Illinois (qui existe toujours apparemment).
Après une enquête approfondie, des
rétines explosées et un bon mal de crâne, il
apparaît que Memphix est le nom d’un collectif fondé
à Memphis par trois DJ funk, Chad Weekley, Dante Carfagna et
Luke “Red Eye” Sexton. C’est en puisant dans leurs
abondantes collections de singles funk obscurs qu’ils ont
construit leur compilation. Ils ont aussi sorti une demi-douzaine de
leurs propres remix, et ont récemment publié les bandes
d’un DJ mythique de Memphis des années soixante-dix
passant une sélection de titres soul dans un club local, Big Moe
Live At RC’s Place. 1000 exemplaires sans aucun listing, on ne
perd pas les bonnes habitudes.
Quand Chains... est apparue sur le catalogue de
Goner Rds, le label d’Eric Oblivian, il n’en restait plus
que deux cents exemplaires. Et sa réputation a commencé
à s’étendre. Du coup, la liste des morceaux a fini
par apparaître sur des forums, reconstituée par des fans,
à moins que l’un des trois énergumènes
n’ait eu pitié d’eux en laissant filtrer
l’info. Peut-être d’ailleurs que cette liste est
foireuse, il semble qu’il y ait au moins une erreur. Toujours
est-il qu’après une intro où l’on entend un
gazier tchatcher à la radio façon “Huggy les bons
tuyaux”, c’est bien Blackrock qui ouvre le bal avec
l’instrumental “Yeah Yeah”.
BLACK ROCK
Les judicieusement-nommés Blackrock
symbolisent assez bien l’idée qu’on se fait du genre
: un groove velu, un solo de guitare torride sous influence
Hendrix/Hazel, du funk rock énergique et brut de
décoffrage, débarrassé des cuivres et peu suspect
de visées commerciales. Le combo lui-même comme la plupart
de ses acolytes sur cette rondelle a laissé peu de traces. Ils
apparaissent sur la compilation Memphis 70 de BGP et auraient sorti un
album discoïde appelé Hey Roots en 77.
Suivent Black Merda... entendez Black Murder ! On
vous a déjà tout dit sur ce quatuor de Detroit, musiciens
teenagers pour les studios Fortune, backing band d’Edwin Starr et
Gene Chandler sous le nom des Impacts ou des Soul Agents,
tourneboulés par Hendrix, reprenant “Foxy Lady”
dès 67, semant le fer et le fuzz sur la scène noire
locale à l’époque (disent-ils) où la bande
Parliament/Funkadelic chantait encore en costard, revendiquant la palme
de “premier groupe de black rock” tout en livrant la
définition la plus limpide : “C’était du rock
joué par des blacks” ! Avec le groove infectieux de
“Cynthy-Ruth”, ponctué de “Wohohohoho”
tribaux, de “Huh !” bestiaux et de “Hou Hou”
vaudous, ils ont profité à fond du buzz
créé par la compil. Leurs deux disques du début
des seventies ont été réédités et
les trois survivants ont même fini par se reformer, rallumant la
flamme du black rock des origines ! (www.blackmerda.com)
ÇA VA SHAFTER !
“Mama Here Comes The Preacher” est le
deuxième des sept instrumentaux de Chains & Black Exhaust.
La touche “blaxploitation”... Le truc idéal à
écouter en vadrouille dans la cité. Ils sont tous
répétitifs et hypnotiques, particulièrement
celui-là, avec son orgue lancinant et le riff wah-wah qui tourne
en boucle. Paru sur le label Janus, il est signé Doug Anderson,
un des pseudos de la légende de la soul de New Orleans, Eddie
Bo. Le titre figure aussi sur l’anthologie In The Pocket With
Eddie Bo de Vampisoul. On voit donc que le trio Memphix a
opéré une sélection plutôt
hétéroclite. Au milieu du morceau, le son capote, comme
une bande de cassette qui déconne ! Avec les craquements de
vinyle, c’est un des charmes de ce CD... Peut-être
qu’une horde de motards lui a roulé dessus.
Dans le même registre Shaft
déjanté, les ultra-obscurs Frankinsense (“Dancing
In The Light”) ou Slim Haskins (“Alladin Story”)
envoient de la wah-wah qui colle aux dents, sur des beats
énergiques ornés de solos bizarroïdes et de
déchirades de fuzz.
Ces cinglés de Brothers Jackson ajoutent
à leur “Potted Shrimp” quelques cuivres
allumés, des choeurs tribaux, une fuzz cryptique et une
sirène de police. On plonge dans un univers à la
Dolemite, le navet irrésistible de Rudy Ray Moore qui
mélangeait flingues, dope, kung fu et instrus funky bien crus.
De la série Z qui dépote. Encore plus velu, le duel de
grattes final du “Paper Man” de Jade n’aurait pas
déparé sur une face B d’un single du early
Funkadelic. Eddie Hazel a fait des émules.
C’est aussi par un instru que se termine la
compil, “Corruption Is The Thing” des Creations Unlimited.
Un autre trip lysergique drivé par une rythmique wah-wah et une
fuzz en roue libre. Ceux-là apparaissent sur le double LP
Because You’re Funky (Lo Recordings). Mais entre-temps, les
vapeurs mauves et les lueurs kaleïdoscopiques qui semblent jaillir
de chacune des plages ont pris une allure plus ahurissante encore.
GET HIGH
En fait c’est au quatrième morceau
qu’on réalise qu’on a affaire à un truc de
dingues : s’il y a des motards dans le coup, c’est
sûrement Iron Knowledge ! L’incroyable
“Showstopper” démarre par un vrombissement de basse
démentiel qui se poursuit en un riff aplatissant ponctué
de Shboiiiing à s’en faire péter les cardans, suivi
d’une rythmique nerveuse et de giclées de fuzz en fusion.
Un petit break de batterie et on en remet une couche ! En plus de ce
brûlot anti-guerre paru en 74, ils ont sorti deux autres singles
sur un label de l’Ohio, Tammy Records, dont la ballade “Oh
Love”, plutôt gentillette, qui traîne sur internet.
Iron Knowledge ! Des sauvages traçant sur l’autoroute vers
l’enfer dans la fumée des monstrueuses acieries qui
faisaient la fierté de la contrée !
Un autre grand moment de défonce auditive est
infligé par Gran Am, des hurluberlus en route pour nulle part,
coincés dans leur garage, dopés à la beuh de
l’espace, avec un batteur n’ayant que des bidons vides et
une poubelle sous la main. Mais déterminés à
léviter jusqu’au septième ciel...
S’encourageant en grognant, en glapissant et en scandant
“Get High” tel un mantra mystique, lâchant un solo de
wah-wah redoutablement minimaliste, sur au moins deux notes, et
continuant à susurrer “High ! Hhhiiigh !” de plus en
plus doucement, dans un final totalement envapé,
jusqu’à ce que tous les instruments
s’éteignent, tous les musicos étant sans doute
collés au plafond, ou lessivés sur la moquette. “De
la musique de drogués !” dira votre mamie. Là,
c’est si vrai que même les baffles en fument.
Comme sur le “Who Am I ?” de Tiny Tex
& The J. Jones Connection du psyché cryptique, avec wah-wah
aquatique et vaguement menaçante, des voix aiguës et
plaintives, gorgées d’échos... et les craquements
du vinyle d’origine. Le morceau s’achève par des
glapissements d’outre-tombe : “Keep On Pushing... ing...
ing... ing !” Saisissant !
Même bain d’acide pour “Blind
Man” de L.A. Carnival, qui venaient bien sûr...
d’Omaha dans le Nebraska (L.A. étant les initiales du
batteur/leader Lester Abrams). Une petite intro sous influence doo-wop,
un côté psyché progressif puis une grosse guitare
qui surgit et rugit jusqu’à la fin. Plus quelques
arrangements de cuivres classieux. Pas tout à fait le profil de
desperados allumés des numéros précédents.
La face B de ce 45 tours paru de façon confidentielle au
début des seventies a été exhumée sur une
autre compilation sacrément torride : Cold Heat - Heavy Funk
Rarities 1968-74 Vol 1, sur Now Again. Ce label de
réédition tenu par DJ Egon, un pote du trio Memphix, a
aussi édité le CD Would Like To Pose A Question,
entièrement consacré à LA Carnival : quatorze
titres enregistrés entre 69 et 71, dont ceux du single. Mais les
autres morceaux sont moins marquants, bien foutus,
indéniablement groove, mais plus jazzy et moins pêchus.
HEAVY
Black rock, psyche funk, heavy funk,
différentes appellations pour différentes variantes du
groove sous influence Hendrix/Sly Stone/Funkadelic. Pierre angulaire du
black rock, les trois premiers LP de Funkadelic, tous
enregistrés sous acides, ont sûrement fait triper le
mystérieux Sir Stanley. Sa profession de foi “I Believe I
Found Myself” vaut son pesant de cordes cassées et de
gratte brûlée vive, avec ses vocaux virulents et ses
giclées fuzz.
“Life Is A Gamble” de Preacher est aussi
construit sur un riff funkadelien plus laid-back,
agrémenté de choeurs aigus tranchant sur une grosse voix
de basse, le genre d’arrangements inspirés du doo wop
qu’affectionnait déjà Sly Stone. On retrouve la
trace de Preacher sur l’album disco Starting All Over de Philippe
Wynne en 77. Damned ! Certains ont mal tourné !
Encore plus bloqué sur la bande à
Clinton, Hot Chocolate, un autre gang de Cleveland (à ne pas
confondre avec leurs homonymes britanniques de la même
époque, nettement moins sauvages, mais beaucoup plus
célè-bres) nous offre une autre perle de groove addictif
au son toujours aussi cryptique, boosté par un break fumant, une
wah-wah et des voix possédées, et un final gaguesque.
Listé sous le titre “What’s Good
For The Goose” sur les forums, la face A de leur single paru en
71 s’appelait en fait “Good For The Gander”, seconde
partie de la maxime “What’s good for the goose is good for
the gander”. En écoutant le refrain la confusion est
possible ! Cette même année, Hot Chocolate a sorti un
album, lui aussi sur Co-Co Cleveland, label co-fondé par leur
leader Lou Ragland. Après un deuxième single avec Hot
Chocolate en 73, celui-ci va démarrer sa carrière solo
par un 45 tours sur Warner avant de virer crooner soul et chanteur
gospel avec Great Lake Orchestra ou The First Light.
Enfin, reste Curtis Knight, sans doute le nom le plus familier des fans
de rock parmi les protagonistes de cette compilation, connu pour avoir
embauché en 1964 un jeune guitariste prodige appelé Jimi
Hendrix au sein de ses Squires. C’est aussi lui qui brancha le
producteur Ed Chalpin sur le cas Hendrix. Chalpin lui fit signer un
contrat mirifique qui lui garantissait 1% des royalties sur ses
éventuelles ventes de disques ! Jimi finira bien sûr par
ignorer superbement le papelard et traversera l’Atlantique pour
devenir une star. Par la suite, Ed Chalpin multipliera les
procédures judiciaires et inondera le marché d’une
pleine brouette de LP compilant des enregistrements de Curtis Knight
& The Squires, vendus bien sûr sous le nom d’Hendrix.
On les voit encore traîner dans les bacs d’occase. Du coup
le nom de Curtis Knight est resté associé à celui
d’Hendrix, même si ce dernier menait déjà son
propre groupe, The Blue Flames, quand Chas Chandler le vit jouer
à Greenwich Village, prit la claque de sa vie et décida
de l’embarquer illico vers le “Swinging London”.
Au début des années 70, Curtis
atterrit lui aussi en Angleterre, forma un gang appelé Curtis
Knight Zeus et écuma un temps le vieux continent. “The
Devil Made Me Do It”, un 45 tours de 74, est du gros funk
plombé mais un peu plus straight que la moyenne de la
sélection, malgré des choeurs ricanants vraiment zarbis
et une déchirade de guitare finale épique. A cette
époque, il avait déniché un jeune guitariste blanc
prometteur, Fast Eddie Clarke, futur gratteux killer de Motorhead !
BLACK PUNK
C’est sans doute dans cette collision entre
l’affirmation de l’identité noire, l’explosion
des drogues psychédéliques et la découverte des
joies de la saturation que réside l’essence du black rock.
Des auteurs américains se sont penchés sur la question :
Ricky Vincent, qui dans son pavé Funk paru en 96 avait inclus le
chapitre Black Rock : Givin’ It Back, ou James Porter, qui
prépare un bouquin sur le sujet depuis belle lurette et a
déjà fait paraître dans le Roctober # 32 un long
papier intitulé Black Punk Time : Blacks in Punk, New Wave and
Hardcore 1976-1984 (www.roctober.com).
On y retrouve les Bad Brains, Jean Beauvoir, The Niggers, les
redoutables Pure Hell (dont Curtis Knight s’appropria aussi la
découverte) ou la métisse Poly Styrene chanteuse
d’X-Ray Spex.
Quant à notre compil fétiche, elle
devait être rééditée par Now Again, suivie
d’une séquelle, mais rien de neuf pour l’instant.
Pourtant, à côté des héros reconnus
(Hendrix, Funkadelic ou les Chambers Brothers) et de ceux qui ont
occasionnellement durci le son et effleuré le genre (Isley
Brothers ou Barkays), il reste sans aucun doute des tombereaux de
singles fumants oubliés dans des greniers et des floppées
de gangs à redécouvrir. Grâce à internet,
certains ont resurgi de l’ombre comme les Purple Image, de
Cleveland encore, dont l’unique album en 1970 est un monument de
psychédélisme velu et bien barré. Si tous ces
gangs avaient eu un impact équivalent à celui du MC5 par
exemple, nul doute que le garage punk d’aujourd’hui serait
plus coloré !
Merci en tout cas au trio Memphix pour avoir
réhabilité Gran Am ou Iron Knowledge, et bâti de
bric et de broc cette rondelle explosive, à ranger pas loin de
l’inénarrable Shaftman de Crypt Rds. Pour paraphraser le
jingle de la rubrique groove du Dig It! Radioshow : si Chains
n’est pas la meilleure compilation funk sur la planète,
elle est dans le Top 2 !
Sylvain Coulon
(Retour à la page articles principale)