Dig It! # 41
PARLIAMENT FUNKADELIC Part 1
PARLIAMENT FUNKADELIC Part 1
La rubrique-qui-fait-monter-sur-la-table est de
retour en fanfare avec le président Clinton himself... Houla,
pas le saxophoniste libidineux... Place au président à
vie de la Nation Groove : George Clinton, alias Uncle Jam, Starchild,
Dr Funkenstein, Mr Wiggles, le “Supreme Maggot Minister Of
Funkadelia”, l’increvable histrion du funk, qui
était en Europe en juillet dernier avec une nouvelle mouture du
P-Funk All Stars...
Chanteur de doo-wop dans les années
cinquante, superstar du funk deux décennies plus tard, Clinton a
su allier le groove imparable de James Brown, l’éclectisme
engagé de Sly Stone, la furia psychédélique de
Jimi Hendrix pour accoucher de ses deux gangs jumeaux, Parliament /
Funkadelic, premières stars d’une galaxie allumée
qu’il guidera jusqu’en 81 époque où il
partira en solo avant de former les protéiformes P-Funk All
Stars... Une aventure épique dont le premier épisode sera
essentiellement consacré à Funkadelic : entre le premier
album en 70 et la résurrection de Parliament en 74, Clinton a
sorti six opus de Funkadelic.
“Parliament c’est les voix, Funkadelic
c’est la musique” distinguait-il abruptement. Evidemment la
réalité est plus alambiquée. Pour nous,
Funkadelic, c’est avant tout le gang emblématique du black
rock, la fusion ultime du funk, du psychédélisme et du
rock le plus débridé, généreusement
arrosée d’acide et de psychotropes divers, un groupe de
guitares qui savait cracher les watts et déchirer les neurones,
bref, tout ce qu’il faut pour faire gigoter les rockeurs et
rockeuses de tout poil. Alors direction Funkadelia !
PLAINFIELD FUNK
Vu les bouffantes afros ou les étonnants
poulpes multicolores que ces zozos ont arborés en guise de
coiffures, il est amusant de rappeler que George Clinton se
lança dans la musique à l’âge de quatorze
ans, en 1955, en formant The Parliaments (du nom d’une marque de
cigarette), dans l’arrière salle d’un salon de
coiffure, le Uptown Tonsorial Parlor, du côté de Newark,
où il était spécialisé dans le
décrêpage et le “finger wave”. Né en
Caroline du Nord, il avait vécu notamment à Washington DC
avant d’arriver dans le New Jersey, où il se trouva un
boulot très jeune pour aider sa famille miséreuse.
Apparemment, il s’attira une grosse réputation de roi des
ciseaux et bossera dans le business de la coiffure jusqu’en 67.
Les Parliaments démarrent dans du pur doo-wop
inspiré par Frankie Lymon and the Teenagers, enregistrant deux
singles en 58 et 59. Après moults changements, le line-up se
stabilise en 62 autour de Grady Thomas, Calvin Simon (deux
collègues coiffeurs), Ray Davis et Fuzzy Haskins (deux de leurs
clients), mais ils n’enregistrent plus rien jusqu’en 65. A
cette époque, ils traînent régulièrement
à Detroit, depuis que George y bosse tous les vendredi en tant
que producteur et compositeur pour Golden World, Revilot et surtout
Motown. Il est alors sous contrat avec Jobete, la maison
d’édition du label phare de Motor City. Son morceau
“Can’t Shake It Loose” sera par exemple chanté
par Diana Ross & The Supremes. En 66, les Parliaments enregistrent
une démo pour Motown, qui reste dans les placards car ils
sonnent trop comme les Temptations. Cette même année, les
trois musiciens embauchés pour les tournées et les
enregistrements sont appelés de concert sous les drapeaux.
George recrute alors le jeune Billy “Bass” Nelson (natif de
Plainfield dans le New Jersey, où George a investi dans un
nouveau salon de coiffure). Celui-ci, guitariste à
l’origine, glisse à la basse quand il fait venir un ami
d’enfance, un jeune virtuose de la six cordes nommé Eddie
Hazel. Lucius “Tawl” Ross à la guitare rythmique et
le batteur Tiki Fulwood complètent le line-up. Billy cherche
alors un nom pour le backing band, avec un concept précis : il
doit contenir les lettres “del” (comme beaucoup de groupes
soul du moment), “funk”, et refléter
l’époque psychédélique. La première
tentative donne The Funkedelics.
PARLIAMENTS / FUNKEDELICS
Après une décennie de vaches maigres,
The Parliaments dégottent leur premier hit en 67 avec “(I
Wanna) Testify” sur Revilot, qui grimpe en troisième
position dans les charts R&B. Paradoxalement, seul Clinton a
participé à ce futur classique (repris par les Dells,
Johnnie Taylor, Stevie Ray Vaughan, Ron Wood ou Roger Taylor, le
batteur de Queen !). Il a été enregistré avec The
Holidays, un groupe de l’écurie Revilot (comme entre
autres The Debonnaires et JJ Barnes), car les autres Parliaments ne
pouvaient se payer le voyage à Detroit cette semaine-là.
Un autre single, “All Your Goodies Are Gone”,
décolle également dans les charts cette même
année. C’est l’envol du Mothership !
Plusieurs disques compilent les 45 tours des
Parliaments dont Testify! - The Best of The Early Years (Connoisseur
Collection) ou “I Wanna Testify”/A Historic Compilation of
Vintage Soul (Goldmine). On entend le quintet s’éloigner
du doo-wop des débuts pour aller vers une soul à la
Motown, aux fortes connotations gospel, avec quelques faces B qui
laissent présager la mutation psychédélique qui se
prépare. La plupart des morceaux seront réarrangés
et repris sur différents disques de Parliament et Funkadelic.
1967, c’est le flower power, la guerre du
Vietnam qui s’embourbe, le mouvement des droits civiques, les
émeutes raciales, l’explosion d’Hendrix, Sergeant
Pepper des Beatles, le premier album de Sly Stone, l’acid rock...
Fans de la Motown (Billy adule James Jamerson, le bassiste des Funk
Brothers), de James Brown ou Lee Dorsey, Clinton et sa bande font aussi
tourner en boucle Cream, Hendrix, Sly Stone, Dylan ou les Beatles, dont
ils reprennent “Sergeant Pepper’s...”. Ils commencent
à se laisser pousser les cheveux et à avaler des acides
à la pelle. Après le succès de
“Testify”, ils tournent intensément pendant presque
dix-huit mois, se construisant petit à petit un nouveau look, et
un nouveau son. En 68, ils font la première partie de Vanilla
Fudge et utilisent leur matos sur scène, découvrant le
plaisir de jouer à donf’ sur d’énormes
amplis. L’époque des costards assortis et des petits pas
de danse est révolue.
The Parliaments se sont fait un nom. Mais
l’affaire se complique. En 68, George se fâche avec LeBaron
Taylor, boss de Revilot, et refuse d’enregistrer de nouveaux
morceaux pour le label, qui continuera à écouler les
titres déjà mis en boîte. Dans la foulée,
Revilot fait faillite, est racheté par Atlantic et des
embrouilles légales surgissent autour du patronyme “The
Parliaments”. Privé de l’utilisation du nom de son
propre groupe, Clinton fait paraître le single “Whatever
Makes My Baby Feel Good” attribué à Rose Williams,
George Clinton & The Funkedelics sur Funkedelic Records, label
éphémère monté avec Ed Wingate de Golden
World et Ric Tic Rds. Lors d’une série de concerts au
Twenty Ground de Detroit, ils sont repérés par Armen
Boladian, le boss d’un label local, Westbound Rds. Il les signe
sous le nom définitif de Funkadelic, dans l’idée de
leur faire enregistrer des albums, fait encore rare à
l’époque pour des musiciens noirs.
Pour ajouter à la confusion, un single
prévu pour Revilot sort sur Atco en 69 sous le nom des
Parliaments, tandis que Westbound publie trois 45 tours de Funkadelic
la même année, dont deux se classent dans les charts. Ils
continuent à tourner comme des forcenés, George utilisant
parfois le nom des Parliaments pour trouver des gigs où ils
déboulent en Funkadelic, défoncés aux acides,
jouant de longues jams épiques. Sur Detroit, ils sont
régulièrement confrontés aux héros du
Detroit Sound : Stooges, Amboy Dukes, et autres MC5, une autre grosse
influence (“Des nègres blancs” dira Clinton en guise
d’hommage). Ils se construisent un following fidèle et
multi-racial, devenant rapidement célèbres pour leurs
shows déjantés, où les musiciens arpentent la
scène dans des déguisements délirants si ce
n’est à moitié à poil, tandis qu’un
Clinton en plein trip pisse sur le public ou saute dans la salle pour
gifler d’innocents spectateurs avec son sexe !
PARLIAFUNKADELICMENT THANG
Alors qu’ils commencent à enregistrer
le premier album, presque tous les musiciens se barrent,
prémisses de l’instabilité chronique qui marquera
les aventures de Clinton. Sans se démonter, il fait appel
à certains des “Funk Brothers”, les musiciens de
studio de Motown, comme Bob Babbit, Earl Van Dyke, Dennis Coffey ou le
guitariste de Rare Earth, Ray Monette. Billy Nelson et les autres
finissent par rappliquer, rejoints par un jeune organiste prodige,
Bernie Worrell, nanti d’une formation classique au Conservatoire
de la Nouvelle-Angleterre, qui avait déjà bossé
pour Clinton. Pas encore crédité sur ce premier album
(l’orgue est tenu par Mickey Atkins), il deviendra l’une
des pièces maîtresses de la troupe. Au début des
années 80, il rejoindra les Talking Heads pour deux albums et
plusieurs tournées.
Funkadelic, le premier album éponyme sort en
février 70. “Mommy, What’s A Funkadelic ?”
pose l’ambiance d’entrée. C’est une jam
envapée mid-tempo sur un riff bluesy qui tourne en boucle,
lardé de wah-wah et d’harmonica, une batterie lourde, des
voix chargées d’échos qui susurrent,
gémissent, ricanent, apostrophent l’auditeur et envoient
des baisers bruyants en promettant dès l’intro : “If
you will suck my soul, I will lick your funky emotions”. Les deux
hit singles réapparaissent dans des versions rallongées
et lysergiques : l’hypnotique “I’ll Bet You” -
vieux titre des Parliaments repris par les Jackson 5 et plus tard les
Demolition Doll Rods - qu’ils reliftent à grandes
giclées de zigouigouis spatiaux et de fuzz ultra-velue, et
“Music For My Mother”, riff bluesy, choeurs d’indiens
et solo de voix imitant un harmonica wah-wah ! “I Got A Thing,
You Got A Thing” est un autre grand moment, mid-tempo heavy,
chant psalmodiant des chorus hypnotiques, freakout batterie/orgue/
guitare, et textes à la Sly Stone célébrant
l’ouverture et la fraternité. Après “Good Old
Music”, un titre des Parliaments revisité qui sonne
logiquement comme les Temptations sous acide, et le blues rugueux
“Qualify And Satisfy”, l’album se conclut par le
barré “What Is Soul”, qui reprend le riff de
“Mommy...” et son chant mantraïque,
agrémenté d’un harmonica hanté et de
bruitages spatiaux dans le rouge. D’ailleurs, ils
préviennent : “Je suis un Funkadelic, je ne suis pas de
votre monde, mais nous ne vous ferons pas de mal, à part pisser
dans vos afros...”. En prêtant l’oreille on y entend
aussi le glou glou caractéristique d’une pipe à
eau, suivi de l’inévitable toux et de rires béats.
Azimuté, brouillon et traînant parfois
en longueur, ce disque incarne déjà l’esprit
Funkadelic : les expérimentations de production, l’humour
déjanté, les déchirades du génial Eddie
Hazel, la rythmique implacable et le groove de Billy Bass qui tient la
baraque, les délires vocaux, les “raps” de George
Clinton, ses textes crus, politiquement incorrects, ses doubles sens
dignes de Smokey Robinson, une autre de ses idoles, sans compter la
mythologie extra-terrestre qu’il développera avec
Parliament, et la philosophie hédoniste et licencieuse de la
Planète Funk qu’ils balancent sur une bande-son
rentre-dedans et inquiétante, entre la cérémonie
vaudou et le trip mystique. Leur mot d’ordre : “Nothing is
good before you play with it, and all that is good is nasty.” Les
radios sont effarouchées mais le disque se vend bien et entre
dans le top ten R&B.
Pendant ce temps, Clinton
récupère les droits sur le nom “The
Parliaments”, puis le raccourcit lui aussi en Parliament pour
plus de sûreté, et accepte une offre d’Invictus,
autre label de Detroit, drivé par le trio
Holland/Dozier/Holland, bien décidés à
concurrencer leur ancien patron de chez Motown, Berry Gordy. Le groupe
existe donc sous deux noms et sur deux labels différents. Le
concept des deux gangs jumeaux a déjà germé dans
l’esprit agité de Clinton, puisqu’il a monté
une compagnie financée à parts égales par les cinq
Parliament, mais dont il est le seul manager, dans l’idée
de faire de ses musiciens ses employés, compagnie qui
détient les droits de tous leurs morceaux et qu’il nomme A
Parliafunkadelicment Thang. De toute façon, il est largement
assez prolifique pour nourrir ses deux bébés.
Après un single attribué cette fois à A Parliament
Thang, le premier album de Parliament paraît sur Invictus en
juillet 70.
Mélangeant allègrement groove au
vitriol, country, psychédélisme, gospel et folk, Osmium
est un OVNI éclectique et barré, plus proche dans
l’esprit des disques de Funkadelic qui vont suivre que de ce que
deviendra Parliament par la suite. Il contient aussi deux brûlots
heavy funk, “Nothing Before Me But Thang” et son final
trippant, et l’énorme “I Call My Baby
Pussycat” - le 45 tours - son riff torride et ses choeurs tribaux
tout droit tirés de “I’ll Bet You” et
“Music For My Mother”, un exercice de réarrangement
et d’auto-citation dont ils seront toujours friands. Au milieu,
un break mortel qui cloue au mur : les choeurs qui scandent
“Woh-Ha-Hey / Woh-Ha-Ha”, la caisse claire qui claque comme
un flingue avant que la déchirade de guitare n’enflamme
les baffles... Wow !
“Moonshine Heather”, un mid tempo
racontant l’histoire d’une femme qui vend son corps pour
nourrir ses quatorze enfants et “Funky Woman”, ode
osée aux menstruations, rentrent encore dans la catégorie
mid-tempo groove et psychédélique. Le reste est beaucoup
plus zarbi, entre opéra gospel/pop/psyché/funk
(“Put Love In Your Life”), vibrant plaidoyer gospel
anti-raciste, sur fond de clavecin, zébré
d’envolées de cantatrice folle (“Oh Lord...”),
un autre mini-opéra mixant piano jazzy et fuzz furieuse, folk,
pop et rock sur des textes écolo (“Livin’ The
Life”) ou country rock fendard où l’on entend en
intro Clinton, Worrell et Hadkins répéter, et mettre en
place la chanson en un clin d’oeil (“My Automobile”).
Deux des morceaux les plus saugrenus sont
co-écrits par la britannique Ruth Copeland, inventeuse du
“folk-funk” et chanteuse de The New Play. Le premier,
“Little Ole Country Boy”, parodie fendarde de country &
western avec guimbarde, yoddle, pedal steel et tout le toutim, raconte
l’histoire d’un gus qui surprend sa belle, sa “reine
cajun”, au lit avec un autre homme, mais elle réussit
à le faire coffrer pour voyeurisme ! Une petite connerie que les
gars d’Invictus placeront en face B de quatre singles
différents entre 71 et 74 ! “The Silent Boatman” qui
clôt l’album est une ballade folk tourmentée,
agrémentée de cornemuses (!) et de choeurs gospel. Ruth
est mariée à un producteur vedette de Motown qui a
rejoint le trio HDH sur Invictus, Jeffrey Bowen. Ce dernier file un
coup de main à Clinton aux manettes. Le son est beaucoup plus
propre et maîtrisé que sur le Funkadelic, peut-être
une tentative pour être plus commercial, même si la
production reste totalement imprévisible. La bande à
Clinton accompagnera Ruth par la suite sur ses deux albums solo, Self
Portrait et I Am What I Am parus sur Invictus en 70 et 71.
Avec sa pochette loufoque présentant toute la
horde posant en pleine nature au bord d’une chute d’eau,
arborant des déguisements de bagnard, de clown, de chef indien
(Village People n’a rien inventé !) ou de sorcier
pré-colombien, tirant son nom d’un metal ultra-lourd,
l’élément naturel le plus dense de la
planète, Osmium perturbe tout le monde et fait un flop.
PSYCHE FUNK
Mais George peut rattraper le coup
puisqu’exactement au même moment débarque dans les
bacs le deuxième Funkadelic ! Free Your Mind And Your Ass Will
Follow est né d’un pari audacieux : aller en studio
chargés aux acides pour voir s’ils pouvaient enregistrer
un album entier en un jour ! “Libère ton esprit et ton cul
suivra” ! Le morceau du même titre est une sorte de
manifeste outré de la génération acide, un nouveau
mantra interminable sur un riff hendrixien qui monte doucement,
lardé d’orgue acide sursaturé et
d’échos fantômatiques, en prise directe avec le
premier album. Et le morceau final est du même tonneau,
“Eulogy And Light”, un rap de Clinton adapté
d’un psaume, lancé d’une grosse voix
inquiétante et trafiquée, qui parle de la triste vie des
ghettos, du racisme, de la drogue et des macs, le tout sur un de leurs
titres de 69, “Open Your Eyes”, passé à
l’envers !
Entre ces deux délires psychotropes,
déboulent “Friday Night, August 14th”, aux faux airs
de “Foxy Lady” ensuqué, puis deux futurs classiques,
le remuant “Funky Dollar Bill”, dénonciation du
pouvoir de l’argent, et le lancinant “I Wanna Know If
It’s Good To You” (qui sort en single et devient le
troisième top trente de Funkadelic), suivis du bluesy
“Some More”, encore gorgé de feedback et de voix
bidouillées. L’album marche presque aussi bien que le
premier, passe dix semaines dans les charts, battant à plate
couture le Parliament.
Dans les années qui vont suivre, Invictus
sortira quelques singles de Parliament dont les fantastiques “Red
Hot Mama” en 71 et “Come In Out Of The Rain” en 72,
autre titre co-signé par Ruth Copeland (magnifiquement
relifté par les heavy punk scandinaves Marvel il y a peu). Mais
Clinton se focalise sur Funkadelic, sans doute parce que les disques se
vendent mieux, mais aussi car Invictus commençant à
patauger dans des difficultés financières, il
préfère patienter le temps de se trouver un nouveau deal
pour Parliament.
Au printemps 71, Funkadelic s’envole vers
l’Angleterre pour promouvoir les deux albums qui viennent
d’être édité par Pye. Ils ne traverseront
plus l’Atlantique avant la fin des seventies. Le public est
essentiellement composé de rockers blancs, qui frémissent
devant les énormes Marshall entassés sur scène,
mais les fans de soul et du répertoire des Parliaments sont
abasourdis. Affublés de perruques, de masques et de hardes
délirantes, ils jouent plus fort que jamais. A cette
époque, ils se défoncent aussi plus que jamais : ganja,
pilules, coke et autre... Scott Asheton, batteur des Stooges, raconte
dans Please Kill Me qu’à un concert de Funkadelic, un
roadie lui avait proposé cette poudre blanche qui avait
soudainement envahi les ghettos. C’était la
première fois que Scott voyait de l’héroïne...
Ils sont tous plus ou moins accros et leurs relations se
détériorent... Mauvais karma. Hendrix est mort, Sly Stone
a disjoncté... Les nuages s’amoncellent quand paraît
en juillet 71 le chef-d’oeuvre Maggot Brain.
PLANET FUNK
Le titre et la pochette - une tête afro
jaillissant du sol et sa jumelle tête de mort au verso - feraient
référence à la triste destinée d’une
relation du groupe décédée dans sa piaule et
retrouvée bien après que les asticots se soient mis au
boulot. L’expression “Maggot Brain” aurait aussi un
lien avec l’impressionnante consommation de drogue d’Eddie
Hazel, et caractérise dans la mythologie P Funk un mode de
pensée qui permet de s’élever au-dessus de la merde
du monde ordinaire, habitée par des “maggots”
(asticots) qui n’ont pas encore accédé au statut de
Maggot Brain. Tout un programme...
Le morceau “Maggot Brain”, introduit par
un speech de prophète halluciné signé Clinton, est
en fait un long solo psychédélique improvisé, qui
va définitivement propulser Eddie Hazel vers la galaxie des
guitar-heros. La légende dit qu’il fut enregistré
en une seule prise, sous acide (du Yellow Sunshine) et que Clinton mit
son guitariste en condition en lui demandant d’imaginer sa
mère mourante... “C’est vraiment une chanson
cosmique... Tout ce que j’ai eu à faire, c’est de
lui dire de penser à quelque chose de triste. Il a dit : oh,
man, rien à foutre, pourquoi toi tu ne penserais pas à
quelque chose de triste ? Alors je lui ai suggéré
n’importe quelle stupidité vraiment horrible. Et bien, il
l’a ressenti, wow. Son chant et son jeu étaient tellement
emotionnels.” Au mixage, Clinton baissera les potards des autres
musiciens jusqu’à ne laisser qu’Eddie, sur fond de
délicats harpèges. Surgit alors cette guitare au son pur,
qui se mue en gémissements de wah-wah, puis en plaintes
déchirantes avant de mourir en gratouillis aquatiques... Le
prototype du morceau-qui-fout-les-poils et qui scotche
d’entrée.
La suite offre une relecture enjouée
d’un vieux titre des Parliaments (“Can You Get To
That”), une sorte de remake de “I Got A Thing...”
raillant les différences de classe (“You And Your
Folks”), deux rasades de riffs hendrixiens et de
déchirades épiques (“Hit It And Quit It” et
le redoutablement puissant “Super Stupid”, prototype du
heavy funk), un entracte chaloupé, agrémenté
d’un triangle tournoyant en stéréo et de cuivres
pleins d’échos (“Back In Our Minds”), et enfin
une jam funk furieuse qui part en vrille à grand renfort de
wah-wah, de sirènes, de slogans détournés
(“More pussy to the people ! More power to the pussy !”),
de beuglements et autres cris de bêtes, et de bruitages buccaux
allant du pet au gargarisme (“War Of Armageddon”)...
Quelques comparses participent à
l’enregistrement, comme le trombone McKinley Jackson des
Politicians, le Funk Brother Eddie “Bongo” Brown, Rose
Williams et les soeurs Lewis, de vieilles connaissances officiant
à l’époque comme choristes d’Isaac Hayes sous
le nom de Hot Buttered And Soul, et Gary Shider, jeune
guitariste/chanteur d’un groupe basé à Plainfield
appelé US, déjà crédité sur Osmium,
qui va intégrer la P-Funk Family. L’album se vend un peu
moins bien que les deux précédentes, mais sa
réputation ne cessera de croître, “Maggot
Brain” devenant leur hymne, point d’orgue inévitable
de leurs concerts. Sorte de trip du Paradis vers l’Enfer, il
demeure un monument de funk rock cosmique...
Dans les semaines qui suivent les sessions, Clinton
suspend les salaires d’Eddie Hazel et Tiki Fulwood, pour
éviter qu’ils ne craquent tout dans la dope, et finit par
virer ce dernier devenu trop junkie pour être fiable. Des
tensions naissent entre Clinton et Billy Bass, qui supporte mal son
statut de salarié. Tawl Ross va lui aussi disparaître du
décor. Il participe un jour à un “Acid
Contest”, en avale des quantités stupéfiantes avant
de conclure par un énorme rail de speed, et de péter les
plombs. Pour de bon. Il en gardera des lésions
cérébrales irréversibles, et ne refera surface
qu’en 1995 avec un album solo intitulé a.k.a. Detrimental
Vasoline.
Il existe un témoignage officiel de ce que
pouvait donner le early Funkadelic en public, enregistré en 71,
mais publié seulement 25 ans plus tard. Armen Boladian avait
envoyé un ingénieur du son sur une de leur tournée
dans le but d’enregistrer un album live. Il déboule sans
prévenir, et au plus mauvais moment, le 12 septembre à
Rochester dans le Michigan. Tawl Ross et Tiki Fulwood viennent
d’être remplacés au pied levé - et sans la
moindre répétition ! - par Harold Beane, guitariste
studio du label Stax de Memphis, et Tyrone Lampkin, ancien batteur
maison de l’Apollo Theater. Harold assure sobrement, mais Tyrone,
jazzy et exubérant, mitraille à tout va, quitte à
être complètement largué ! Heureusement Bernie
Worell est en grande forme, secouant son RMI Keyboard (sorte de
synthétiseur première génération, le
premier du genre était utilisé par Stevie Wonder) et
plaçant régulièrement des petits jingles
débiles. Le duo Hazel / Nelson flamboie et les chanteurs sont
par moment littéralement possédés, Fuzzy Hadkins
en tête, surnommé “Le loup-garou” pour son
goût des hurlements et autres grondements terrifiants.
L’instru sonique “Alice In My Fantasies” ou leur
frénétique version de “Good Old Music”, sans
compter un “Maggot Brain” prenant - et gratifié
d’un sacré numéro de batteur fou - font du Live -
Meadowbrook, Rochester, Michigan une impressionnante et bruyante
illustration de l’attitude scénique du Funkadelic des
débuts, entre improvisations et assauts frontaux, transes
lancinantes et montées orgasmiques. Billy résumera :
“A cause de la nature de notre énergie, on se pointait
comme des dompteurs d’ouragans. Quand le truc était
là, mec, les gens se levaient et fuyaient.” A la fin du
show, n’arrivant décidément pas à
contrôler l’impayable Tyrone Lampkin, il finit par quitter
la scène en balançant sa basse dans les amplis.
En octobre, il se brouille avec Clinton pour des
raisons financières, et quitte carrément le groupe,
emmenant avec lui pour un temps les autres musiciens.
L’époque black rock de Funkadelic, la plus sauvage et
rock’n’roll, la plus magique et disjonctée,
s’achève - logiquement - dans le chaos.
PURE FUNK
Fin 71, les cinq Parliament se retrouvent quasiment
sans musiciens. Worrell, Hazel, Fulwood et Nelson sont engagés
par Ruth Copeland qui tourne en première partie de Sly & The
Family Stone. Mais lorsqu’elle commence à les
présenter en tant que Funkadelic, en leur laissant la
scène pour les rappels, Sly Stone pique une crise -
peut-être la trouille de se faire voler la vedette - et lui
demande de choisir entre la tournée et le groupe. Le groupe est
viré. Worrell revient au bercail, les autres continueront
à participer plus ou moins aux activités de la tribu,
mais le line-up originel a vécu. En 72, la compagnie
Parliafunkadelicment Thang sera aussi dissoute. Clinton va alors jeter
toute son énergie dans le travail de studio, et rassembler une
bonne trentaine de musiciens pour peaufiner pendant des mois, de
Toronto à Londres, de Memphis à Detroit, ce qui deviendra
le double-album America Eats Its Young. Il existe quelque part à
Detroit une cave emplie jusqu’au plafond de cartons contenant des
heures de bandes, de mixages différents, de prises alternatives
des quatorze titres du disque. Clinton a eu carte blanche de la part de
Boladian, et il s’en est donné à coeur joie,
peaufinant un matériel au son hyper-léché qui
réunit les racines soul, le funk rock musclé et le pur
funk qui deviendra l’apanage de la famille P Funk.
La superbe pochette gatefold est plus subversive que
jamais : un billet d’un dollar illustré d’un dessin
de la statue de la liberté, affublée de dents de vampire,
dévorant des bébés - un lifting du tract Amerika
is devouring its children de Jay Bellolli contre la guerre du Vietnam.
Les textes s’attachent toujours à dénoncer
l’hypocrisie, le racisme, les différences de classe. Pour
la bande-son, Clinton replonge dans la soul à la Motown
(“Biological Speculation” ou “That Was My
Girl”, un remake des Parliaments), introduit des arrangements de
cordes discrets dans une ambiance à la Isaac Hayes (“If
You Don’t Like The Effects...” et sa basse ondoyante), ou
fait chauffer une section de cuivre tranchante (l’imparable
“Philmore” ou le sautillant “Wake Up” et ses
délires vocaux, un morceau qui évoque nettement le Sly
Stone des débuts).
Il y a aussi quelques expérimentations
réussies comme la reprise ralentie et hantée de “I
Call My Baby Pussycat” devenue “Pussy”, ou
l’instrumental guilleret “A Joyful Process”,
démarrant par un cantique avant que Bernie ne dégaine son
synthé-qui-imite-la-guitare, et qui sortira en single dans une
version raccourcie. Ajoutez quelques jaillissements de grosses guitares
(“Balance” ou le freak-out de wah-wah de “Miss
Lucifer’s Love”, bien lancé par un Fuzzy Hadkins
déchaîné), une ou deux ballades peu convaincantes,
et un nouveau prêche de Clinton sur une trame planante
peuplée de pleurs et de mugissements plaintifs (le saisissant
morceau éponyme, sur lequel Hazel fait une apparition).
“Everybody’s Gonna Make It This Time”, une petite
douceur quelque peu ironique a été enregistrée
à l’origine à Londres en 68 avec Ginger Baker, le
batteur de Cream. Quant à l’irrésistible
“Loose Booty”, c’est un précurseur des
ritournelles imparablement groove et rigolote, un sous-genre des
productions futures de la planète P-Funk que les fans appellent
les dirty nursery rhymes (qu’on pourrait traduire par
“comptines cochonnes”).
C’est un album de transition, fourre-tout,
inégal mais brillant, tranchant assez radicalement avec le heavy
funk sans cuivre (et sans cordes !) des trois premiers opus. Les cinq
Parliament sont bien présents, aidés aux vocaux par une
douzaine d’acolytes. Gary Shider a amené son pote Cordell
“Boogie” Mosson (bassiste de US), et quelques pointures
prêtent la main comme Prakash John (futur bassiste de Lou Reed et
Alice Cooper), ou les JB’s - le backing band de James Brown -
quasiment au complet. Deux d’entre eux, les frangins William
“Bootsy” Collins (qui chante deux titres et compose
“Philmore”) et Phelps “Catfish” Collins,
respectivement bassiste et guitariste, deviendront plus tard des P-Funk
à part entière. Nul doute que leur légendaire
discipline n’est pas étrangère à
l’efficacité dansante de certaines plages. On les retrouve
d’ailleurs dans le nouveau groupe de scène qui accompagne
Clinton et les autres Parliament durant l’année 72, ainsi
que plusieurs autres JB’s dont le batteur Frank Waddy et la
section de cuivres, une première pour Funkadelic. En novembre,
les frères Collins et les cuivres quittent le navire, et
reprennent la route sous le nom de... Funkadelic ! Les avocats
s’en mèlent, et ils se rebaptisent en vitesse Bootsy And
The Complete Strangers, mais ils continueront en 73 à jouer les
clones en douce.
Pendant ce temps, Clinton remonte un groupe pour
tourner : Worrell sera accompagné de Boogie Mosson, Tyrone
Lampkin, Gary Shider et un nouveau venu, un guitariste blanc de Detroit
ayant notamment sévi dans un groupe de l’écurie
Invictus appelé Eight Day, Ron Bykowski. Ces cinq musiciens sont
les seuls crédités sur l’album suivant, Cosmic
Slop, paru en 73, qui marque un retour à une instrumentation
plus sobre, tout en conservant un son très propre.
Il semble même qu’à cette
époque, malgré le succès respectable des
précédents albums de Funkadelic, Clinton ait
décidé de séduire les radios et de devenir plus
commercial. Pour cela, il choisit comme 45 tours le morceau
“Cosmic Slop”, un véritable tube au groove
imparable, une de leurs mélodies les plus addictives, qui monte
en un final torride, où la voix veloutée et aiguë de
Gary Shider fait merveille... “La mélodie est comme un
hymne spirituel. Si tu enlèves les paroles et que tu la
fredonnes, ça sonne comme dans les plantations. J’ai
encore des frissons quand je l’entends.” dira Bernie
Worrel. Mais les paroles justement reprennent de façon encore
plus trash le thème de la mère obligée de se
prostituer pour nourrir ses enfants ! Evidemment pour la radio,
c’est plutôt raté ! On se demande encore s’ils
étaient trop barrés pour s’en rendre compte, ou si
leurs réflexes indécrottablement provocateurs avaient
encore pris le dessus. D’ailleurs l’album contient certains
de leurs textes les plus rudes. Le musclé “Trash A
Go-Go” raconte par exemple le procès d’un mec qui
prostitue sa femme pour se payer sa dope... La poésie de la rue !
Musicalement, la folie n’est plus vraiment au
rendez-vous, mais plusieurs titres offrent un groove solide.
“March To Witch’s Castle” sort du lot. C’est le
prêche usuel de Clinton, qui d’une grosse voix
trafiquée, sur des roulements de batterie martiaux, des choeurs
lointains et une mélodie lancinante et funèbre,
évoque la difficile réinsertion des
vétérans du Vietnam et leurs problèmes
d’addictions... Tétanisant... Les notes de pochette
envoient grave, dénonçant en vrac les vendeurs
d’armes, leurs alliés “capitalistes et
égomaniaques”, les politiciens, le racisme, le
consumérisme, appelant à la prise de conscience,
proclamant à nouveau l’origine extraterrestre de
Funkadelic (“from Original Galaxy Ghetto”) et
l’avènement de Funkadelia ! Un futur contributeur
émérite de la galaxie P Funk entre en scène :
Pedro “Sir Lleb” Bell, un jeune artiste qui signe la
pochette emplie d’ET multicolores, et les vignettes illustrant
chaque chanson. Son graphisme naïf, foisonnant et allumé
accompagnera tous les disques suivants de Funkadelic. L’album
n’est pas le succès commercial escompté, mais
Clinton est maintenant sur le sentier de la gloire.
Maître de cérémonie
charismatique, sorcier du son, chanteur, co-auteur de l’essentiel
du répertoire, il s’apprête à ranimer
Parliament, et rêve de monter une écurie à la
Motown, où plusieurs têtes d’affiche se partagent un
unique commando de musiciens prodiges. Les années suivantes
verront le retour triomphal mais éphémère
d’Eddie Hazel, la montée en puissance de Parliament, les
shows délirants où Clinton débarque d’une
soucoupe volante géante posée sur scène, le
lancement de Parlet, The Brides Of Funkenstein, les Horny Horns ou le
Bootsy’s Rubber Band, le succés interplanétaire,
suivi de déroutes financières, les anti-Funkadelic, la
terrible lutte de Starchild contre Sir Nose D’Voidoffunk, et le
tribut à payer aux drogues dures... Suite au prochain
numéro !
Sylvain Coulon
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